Aider à la prospection archéologique

LA MUOGRAPHIE


Le muon et le pharaon



PAR SÉBASTIEN PROCUREUR

(CEA - Direction de la recherche fondamentale)

  • Pyramide Sphinx de Gizeh

    Pyramide et Sphinx de Gizeh © Getty Images

  • Telescope extérieur pyramide Kheops

    Télescope installé à l’extérieur (2016) de la pyramide de Kheops - © ScanPyramids / CEA-Irfu

  • Telescope intérieur pyramide Kheops

    Télescope installé à l’intérieur (2018) de la pyramide de Kheops - © ScanPyramids / CEA-Irfu

  • Muographie chateau d'eau CEA-Saclay

    Muographie du château d’eau du CEA-Saclay prise en 2015 © CEA-Irfu

Voir à travers la matière, précisément, sans rayonnement artificiel et surtout sans rien percer : bienvenue dans le monde merveilleux de la muographie haute définition !

Au moment où vous lisez ces lignes, quelque part au voisinage de la Terre, une particule s’apprête à terminer un long périple. Accélérée lors d’un phénomène cosmique d’une violence inimaginable, cette particule a parcouru des milliards de kilomètres dans le vide quasi absolu de l’Univers. Mais sa trajectoire croise la Terre et son voyage va donc s’arrêter net. L’atmosphère veille et ne laissera pas passer une particule ionisante aussi redoutable pour la vie. Heureusement pour nous, notre atmosphère n’est pas un parapluie complètement étanche, et d’autres particules, moins néfastes, vont tout de même arriver jusqu’à nous, vestiges de la particule initiale. Parmi elles, une majorité de muons, cousins lourds de l’électron, et particules ionisantes elles aussi. Heureusement ? Oui, car avec la radioactivité naturelle, les muons participent activement à l’évolution de la vie. Et comme ils sont très pénétrants, la vie évolue presque partout. Seuls les grands fonds marins sont finalement épargnés par cette pluie invisible et permanente. Mais revenons à nos m(o)u(t)ons ! Malgré leur grande pénétration, ils ne sont pas insensibles à la matière qu’ils traversent, et interagissent avec elle en perdant peu à peu de leur énergie. Un peu comme un marathonien qui fatigue, ralentit et s’arrête. Plus il y a de matière, plus les muons ont tendance à s’arrêter. Et toujours comme les marathoniens, certains iront plus loin que d’autres... Prenez une course de fond, et comptez le nombre de coureurs qui franchissent la ligne d’arrivée. Si vous connaissez le nombre de coureurs à avoir pris le départ, vous aurez une idée de la longueur du trajet : c’est exactement le principe de la muographie. En plaçant un télescope à muons derrière un objet et en comptant le nombre de muons détectés dans une direction donnée, on mesure ainsi la quantité de matière dans cette direction. Plus précisément, on accède à l’opacité, c’est-à-dire le produit de l’épaisseur et de la densité d’un objet. Pour une course, il s’agirait respectivement de la longueur du trajet et de sa difficulté.

La muographie permet donc, avec une source parfaitement naturelle, de sonder l’intérieur des objets, là où la photographie ne peut voir que leur surface. A ce stade, vous vous demandez peut-être pourquoi nous faisons encore des photos... Mais la muographie, malgré son champ d’applications immense que l’on devine, a ses limites. Tout d’abord, le flux de muons est relativement modeste, 150 Hz au mètre carré (ou 1 Hz dans une main à l’horizontale). Prendre une « muo » nécessite donc du temps, de quelques dizaines de minutes à plusieurs mois, selon le mode utilisé et la taille de l’objet. Si vous voulez un selfie en muons, il va falloir tenir la perche quelque temps ! Et puis, les muons tombent du ciel, ils ne sortent pas de terre. Il faut donc toujours être en dessous, ou au moins en contrebas de l’objet qu’on étudie. Bien sûr, il est souvent possible de se mettre en dessous, éventuellement en creusant un puits de forage. Enfin, il faut rendre l’appareil suffisamment précis pour faire une image exploitable, et en même temps robuste pour l’emmener sur le terrain.

Le premier télescope à muons du CEA répondant à ces critères a vu le jour en 2015, suite à une R&D sur des détecteurs gazeux à micro-pistes appelés « Micromegas » [1][1] www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0168900217308495. Il a permis de réaliser la première muo reconnaissable à l’œil nu, en l’occurrence celle du château d’eau du CEA réalisé par Auguste Perret. Cette muo nous a permis de rejoindre quelques mois plus tard la mission ScanPyramids, lancée par l’institut HIP (Héritage-Innovation-Préservation) et la faculté d’ingénierie du Caire. L’inspection non destructive de monuments aussi gigantesques est en effet un terrain d’expérimentation idéal pour une technique d’imagerie pénétrante. Le physicien Luis Alvarez l’avait d’ailleurs compris dès les années 1960, lorsqu’il a réalisé une muographie de Khephren avec des détecteurs certes encore rudimentaires. A l’été 2016, trois télescopes du CEA ont donc été déployés autour de la pyramide de Kheops, en complément d’instruments japonais déjà installés à l’intérieur. Entre 2016 et 2017, trois vides inconnus ont ainsi été découverts par ScanPyramids, dont le « Big Void » au voisinage de la Grande Galerie [2][2] www.nature.com/articles/nature24647. Pour la première fois, des structures situées au cœur d’une pyramide ont pu être observées depuis l’extérieur, grâce à la précision des télescopes. Ces télescopes ont également dû affronter des conditions extrêmes et peu habituelles pour ce genre d’équipement : tempêtes de sable, variations de température, poussière, et plus récemment des souris appréciant le goût raffiné de nos câbles électriques. En 2018, les télescopes ont été installés à l’intérieur de la pyramide, acheminés dans d’étroits couloirs et laissés plusieurs mois au milieu des touristes et dans l’atmosphère étonnamment saturée d’humidité de la Grande Galerie. A l’heure où j’écris ces lignes, ils fonctionnent encore !

Ailleurs dans le monde, des muographes travaillent maintenant sur des sites archéologiques en Italie, en Grèce, au Mexique et même au Daghestan. Les sites de fouille potentiels ne manquent pas, depuis la tombe du premier empereur Chinois jusqu’au plateau de Qumran ! Les muons peuvent aussi sonder des objets plus petits comme des statues, afin de déceler des armatures métalliques internes, pour les dater ou évaluer leur besoin de restauration. Ils peuvent même suivre les déformations et mouvements d’une structure ancienne ou fragilisée... Dans quelques années, c’est sûr, les archéologues ne sortiront plus sans leur appareil muo ! n

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