Du passé au futur

ANALOGUES NATURELS ET ARCHÉOLOGIQUES


Quand les objets du passé
aident à prévoir le comportement
des matériaux du futur



PAR PHILIPPE DILLMANN, STÉPHANE GIN ET DELPHINE NEFF

(CEA - CNRS)

  • objets archéologiques

    Verre archéologique de l'époque romaine découvert dans une cargaison échouée au large de l'Île des Embiez (Var) - Droits Réservés

  • objets archéologiques 2

    Verre archéologique de l'époque romaine découvert dans une cargaison échouée au large de l'Île des Embiez (Var) - Droits Réservés

Si l’étude des objets et des matériaux archéologiques permet de mieux comprendre les sociétés du passé, il existe également un courant de la recherche, dans lequel le CEA est leader, qui vise à se servir de ces objets pour comprendre le comportement des matériaux dans le futur, notamment prévoir de manière fiable leur altération.

La conception de matériaux dont on doit garantir les propriétés sur de grandes échelles de temps, dépassant parfois largement celle d’une génération humaine, est un des défis actuels de l’ingénierie et de la science. Que ce soit pour les ouvrages d’art ou les bâtiments industriels (ponts, centrales nucléaires) en acier ou béton armé, dont on désire allonger la durée de vie, ou pour le stockage ultime des déchets nucléaires en couches géologiques profondes (concept reposant sur une succession de barrières de différentes natures entre les radionucléides et la biosphère) dont la sûreté doit être garantie sur plusieurs dizaines de milliers d’années, on demande aux ingénieurs de dimensionner les ouvrages et aux chercheurs de prédire le comportement des matériaux sous certaines contraintes (mécanique, chimiques, radiologiques) pour des durées inaccessibles à l’expérimentation en conditions réelles. Un des aspects majeurs est l’altération par l’eau de ces matériaux, qui va progressivement affecter leurs propriétés fonctionnelles (résistance mécanique, confinement etc.). Il est donc crucial de comprendre les processus à l’œuvre pour modéliser cette altération en fonction du temps et de l’environnement, sur les très longues durées envisagées.

Défi de premier plan


Cette demande représente un défi de premier plan, qui doit convoquer tous les aspects de la science expérimentale, de la modélisation prédictive et de l’ingénierie. Il pose un problème supplémentaire : celui de la validation des prédictions et du retour d’expérience, qui ne peuvent, malheureusement, pour les durées considérées, être réalisés que partiellement en laboratoire. A ce stade, le regard vers le passé, afin d’y trouver des éléments de comparaison, voire de validation sur des systèmes analogues fait aujourd’hui partie de la stratégie globale de l’approche mise en place au CEA, en collaboration avec l’Andra et le CNRS. C’est ici que l’observation du verre et des métaux produits par l’homme il y a plusieurs centaines, voire milliers d’années joue un rôle de premier plan.

Altérations pluriséculaires


Ainsi, des blocs de verre archéologique antique provenant d’une épave vieille de 1 800 ans découverte près de l’île des Embiez (Var) en mer Méditerranée ont fait l’objet d’une étude de pointe en raison de leur analogie morphologique avec les verres nucléaires et de leur environnement connu et stable, permettant de limiter les sources d’incertitudes dans la modélisation. Fracturés à l’issue de leur élaboration (comme les verres nucléaires), ces verres se sont altérés durant près de 1 800 ans dans l’eau de mer. Dans un premier temps, leur caractérisation a démontré que les fissures internes, qui sont pourtant les plus nombreuses, ne contribuent que faiblement à l’altération globale du bloc de verre. Des expériences d’altération conduites en laboratoire, dans des conditions similaires à celles appliquées aux verres nucléaires, ont permis de déterminer les constantes cinétiques des différents mécanismes mis en jeu (diffusion et dissolution du réseau vitreux) et les paramètres thermodynamiques (affinité, nature et stabilité des phases secondaires) pour mettre au point un modèle géochimique d’altération du verre archéologique. Les simulations reproduisent avec grande précision les observables et expliquent l’état d’altération des blocs par un fort couplage entre les réactions chimiques et le transport des ions dans les fissures. Ainsi la capacité prédictive du modèle a été validée sur des altérations pluriséculaires et des passerelles ont été établies entre ce système et les verres nucléaires en stockage géologique. Si cette étude reste la plus aboutie à ce jour, d’autres analogues sont utilisés pour renforcer la robustesse des modèles (verres volcaniques basaltiques, verres archéologiques issus des hauts-fourneaux…).

Vitesses de corrosion


La corrosion des métaux sur le long terme a été particulièrement étudiée dans le cas des fers et aciers. L’usage courant de ce matériau lui a conféré une diffusion large dans différents environnements induisant des contextes d’altération très différents, allant du sol où ces objets ont pu être abandonnés à l’atmosphère et aux liants hydrauliques dans le cas de leur usage comme renforts dans les monuments historiques. L’observation de différents systèmes archéologiques a permis de définir une courbe enveloppe des vitesses de corrosion d’objets ferreux sur des durées de plusieurs centaines d’années. Ainsi la vitesse moyenne de corrosion peut être déduite pour des objets datés par leur contexte de découverte grâce à la mesure de l’épaisseur des produits de corrosion et la détermination de la quantité de fer relarguée dans le milieu transformé.

Les mécanismes d’altération peuvent également être étudiés dans un environnement très précis. Daté du XVIe siècle, Glinet est un ancien lieu de production sidérurgique. Du fait de la présence d’une retenue d’eau liée à la présence d’installations hydrauliques et localisée en amont, les objets ferreux enfouis après l’abandon de la fabrique se sont corrodés dans un milieu constamment saturé en eau et appauvri en oxygène. L’analyse de prélèvements d’eau au niveau des zones d’enfouissement des objets a révélé des compositions anoxiques et calco-carboniques très proches des conditions de certains sites de stockage envisagés pour les déchets nucléaires. L’étude des objets de ce site permet de proposer des modèles phénoménologiques fiables pour prévoir les comportements sur la longue durée, qui prennent en compte l’ensemble des phénomènes mis en jeu du nanomètre à l’échelle macroscopique de l’objet. Le but de cette démarche : déterminer les paramètres physico-chimiques qui contrôlent des cinétiques de corrosion. Ainsi, la présence d’une couche de quelques dizaines de nanomètres d’épaisseur a été détectée à l’interface entre le métal et des produits de corrosion parfois millimétriques. Cette couche est significativement moins poreuse que le reste des produits de corrosion et protège l’objet de la corrosion en empêchant l’eau d’atteindre le métal.

Prédictions consolidées


L’observation d’analogues a donc permis, dans ce cas, de consolider les prédictions du modèle phénoménologique développé dans cet environnement. De même, un certain nombre de paramètres physico-chimiques utilisés dans les modèles descriptifs (porosité, coefficient de diffusion, conductivité locale etc.) peuvent être déterminés sur les analogues et réinjectés dans les modèles. Il est également possible de remettre les objets archéologiques en corrosion, mais cette fois-ci en laboratoire dans des milieux contrôlés. Ceci permet, par exemple, de les marquer isotopiquement (en remplaçant les agents à l’origine de la corrosion, l’oxygène 16 par de l’oxygène 18 ou l’hydrogène de l’eau par du deutérium) pour suivre avec précision le processus de corrosion. Ici encore, les savoirs faire du CEA sont utilisés pour détecter la migration de ces isotopes au sein de couche, notamment en utilisant la microsonde nucléaire. n


Pour aller plus loin


Gin, S.; Neff, D.; Dillmann, P.; Verney-Caron, A. Les analogues naturels et archéologiques, outils privilégiés pour la prédiction du comportement à long terme des matériaux. In Regards croisés : quand les sciences archéologiques rencontrent l’innovation; Balasse, M., Dillmann, P., Eds.; Editions des Archives Contemporaines: Paris, 2017; pp. 73–98 ISBN 9782813002426.


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