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IDEES & DEBATS - REGARDS CROISES

Peut-on faire confiance à la science ?


La pandémie de Covid-19 a mis à l’épreuve notre confiance collective en la science. Comment débattre de science ? La science dit-elle le vrai ? Comment instaurer de la confiance ? Cynthia Fleury, professeur titulaire de la chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, et Etienne Klein, physicien et philosophe des sciences au CEA, proposent leurs réflexions, entre philosophie et regard scientifique. Un échange extrait de leur conversation qui s'est tenue le 12 février dernier, dans le cadre du cycle de rencontres « Science toi-même !», organisées par le CEA et CENTQUATRE-PARIS.


Publié le 17 mai 2022

Peut-on avoir confiance en la science ?

Etienne Klein : Il y a plusieurs façons de comprendre la question posée. Faire confiance à la science, est-ce croire la parole des scientifiques ? Est-ce croire à la pertinence de la démarche scientifique ? Ou bien est-ce penser que la science sera capable de relever les défis qui se présentent à nous, tel le changement climatique ? Les réponses à ces trois questions, prises isolément, ne seraient sans doute pas identiques. 

Ceci étant posé, si nous regardons le niveau de confiance du public à l’égard de la science et des scientifiques, dans tous les pays d’Europe, il est resté extrêmement fort, autour de 90 %, tout au long de cette pandémie de Covid-19. Sauf en France, où il a perdu 18 points*. Les raisons sont multiples. L’une d’elles est sans doute que nous avons trop personnalisé les débats. Nous avions une occasion historique de faire de la pédagogie scientifique. Au lieu de cela, nous avons préféré organiser des controverses souvent prématurées. Ce qui pose déjà la question de ce que devrait être un débat.

Cynthia Fleury : Oui, comment s’organise la parole dans un
débat
? Quels sont les modes de véridiction**, c’est-à-dire les manières de dire le vrai ? En démocratie, il existe une pluralité de modes qui, de plus, sont hiérarchisés. Prenez par exemple le débat au comptoir d’un café ou au parlement. Le premier est déterminant, notamment pour la liberté d’expression. Le second va devoir produire, en sus, une décision. Il répond à d’autres critères de légitimité et obéit nécessairement à une normativité, notamment basée sur la rationalité et souvent sur la charge de la preuve. Or, nous assistons depuis quelques années à un renforcement de la confusion de ces modes, par exemple en faisant passer une controverse publique pour une controverse scientifique et vice versa.

Etienne Klein : Il est une autre confusion qui peut expliquer la défiance : on a trop souvent confondu la science et la recherche. La science est un corpus de connaissances qu’on ne peut contester que grâce à des arguments scientifiques. La recherche, elle, est impulsée par des questions dont nous ne connaissons pas encore les réponses. Son moteur est donc le doute. Mais lorsque l’on met dans le même sac la science et la recherche, l’idée de doute, qui est consubstantielle à la recherche, vient coloniser la science même. Et on arrive alors à ce malheureux raccourci selon lequel la science serait, par essence, le doute. Dans ce cas, pourquoi faudrait-il tenir compte de ses résultats ?

Cynthia Fleury  : Cette défiance s’inscrit dans un contexte français plus large, relatif au tropisme du populisme. Celui-ci s’est construit sur différentes formes d’insécurisation (socioéconomique, politique, culturelle) et sur la défiance, notamment envers les institutions, qui s’étend aujourd’hui jusque vers la science. Cette dernière a aussi connu des faillites, incarnées par différents moments de notre histoire : Hiroshima, Auschwitz, etc. On a même parlé de « catastrophe des Lumières », car au siècle des Lumières existait une convergence des finalités, avec l’idée que plus on serait scientifique, plus on serait moral, plus on pourrait cohabiter ensemble, plus on se comprendrait, etc. Le XXe siècle a fait éclater cette convergence.


En quoi le fonctionnement actuel de nos sociétés, (éducation, modes de vies, usages...) contribue-t-il à entretenir cette défiance ?

Etienne Klein  : Aujourd’hui, comme l’explique le philosophe anglais Bernard Williams, coexistent dans notre société deux courants de pensée, mutuellement contradictoires, mais qui, curieusement, se renforcent l’un l’autre. Il y a d’une part un « désir de véracité » : nous sommes éduqués, informés, et ne voulons pas être trompés par les discours institutionnels ou médiatiques. Mais dans le même temps, ce désir de véracité, qui est parfaitement légitime, déclenche un esprit critique généralisé qui vient défaire l’idée qu’il y aurait des vérités assurées. Le désir de véracité vient ainsi fragiliser l’idée même de vérité, surtout lorsque celle-ci est dite par des institutions.

Cynthia Fleury  : Nous assistons de plus en France à une dégradation magistrale en mathématique et en science, révélée par le classement Pisa. Or, il existe une corrélation très claire entre confiance dans la science et niveau élevé en science et mathématique. J’ajoute à cela le rôle des réseaux sociaux, avec leurs algorithmes et leur modèle économique, qui valorisent non pas la qualité d’un contenu, mais un certain type de vocabulaire, favorisant les discours haineux, les discours ad hominem qui désignent, le complotisme, etc.

Etienne Klein  :  D'ailleurs, pourquoi une fake news est sept fois plus partagée qu’une vraie information ? Pourquoi nos cerveaux ont-ils tendance à déclarer vraies les idées qu’ils aiment, même si elles sont fausses ? L’affaire est d’autant plus délicate qu’il est arrivé que la science se trompe. Dans le passé, des « vérités » scientifiques se sont révélées finalement fausses ; d’autres, comme la forme ronde (mais pas parfaitement sphérique) de la Terre, ne peuvent plus guère être remises en cause ; certaines doivent en revanche être remaniées pour tenir compte de l’évolution des savoirs. Si la science produit des connaissances, elle produit aussi de l’incertitude, mais une incertitude très spéciale : elle ne nous dit pas ce que nous devons faire des possibilités qu’elle nous offre. Il faut faire des choix. Mais selon quels critères ?

Comment restaurer la confiance en la science ?

Cynthia Fleury   : Nous avons atteint de tels niveaux de défiance, de déni, de ressentiment, de violence envers les élites et les institutions... Restaurer ­ ou instaurer ­ un climat de confiance avec simplement des arguments rationnels ne sera pas aisé. Comme dans tout délire paranoïaque, tout ce qui est donné comme argument est retourné en biais de confirmation. Tout l’enjeu est de permettre d’élaborer et de sophistiquer notre critique de la science ­( qui en est le corollaire) tout en considérant que la science reste un protocole de véridiction plus élaboré que d’autres. Mais pour accéder au débat démocratique, il nous faudra davantage comprendre cette science. Or, nous n’avons pas révolutionné nos formations globales. La part de l’éducation scientifique dans notre système de gouvernabilité est essentielle, et cela s’organise. Il faudra consacrer un « temps citoyen » à cela, pour comprendre, participer, voire décider… Nous ferions ainsi bondir le niveau de l’exercice libre de rationalité publique.

Etienne Klein  :  La science est en effet républicaine, au sens où elle est, en principe, « affaire publique ». Mais si la confiance a été abîmée, c’est peut-être parce que nous n’avons pas réussi à inventer des instances permettant de discuter collectivement du type de compagnonnage que nous souhaitons avoir avec les nouvelles technologies.

Cynthia Fleury   : Les travaux sur la construction des avis des experts, sur l’intégrité scientifique, les conflits d’intérêt, la cartographie des lobbies, sont aussi essentiels. Restaurer la confiance dans la science est d’autant plus nécessaire que nous sommes face à deux métachangements : le numérique et l’anthropocène, assortis d’une course de vitesse. Le numérique est un monde permanent d’accélération, antinomique de la réflexivité humaine ; il y a là une bataille. Si le politique ne s’en mêle pas, s’il n’y a donc pas de débat, nous irons vers une délégation de la compréhension et de la décision à la machine.

Etienne Klein  : Je note cependant une bonne nouvelle : l’arrogance des uns et des autres a progressivement baissé d’un ton. C’est la manifestation de l’effet dit « Dunning-Kruger », qui s’articule en un double paradoxe : d’une part, pour mesurer son incompétence, il faut être… compétent ; d’autre part, l’ignorance rend plus sûr de soi que la connaissance. De fait, durant la pandémie, à mesure que nous nous sommes informés, nous avons fini par comprendre que l’affaire est plus complexe que nous ne l’avions soupçonné. Du coup, l’arrogance se porte un peu moins bien qu’il y a quelques mois, sauf dans les réseaux ou les sites spécialement dessinés pour lui prêter main forte.

*Les Français au temps du Covid-19 : économie et société face au risque sanitaire, Yann Algana et Daniel Cohen, note du conseil d’analyse économique, n° 66, octobre 2021. 
**Notion utilisée par le philosophe Michel Foucault.

Cet article est extrait des Défis du CEA n°248



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