Ouverture

DÉFINITION


Le passé existe-t-il encore
quelque part ?


Par Étienne Klein

Étienne Klein est physicien et chef du Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière (Institut de recherches sur les lois fondamentales de l’Univers du CEA).

«Ce qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été :
désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité.»

Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la Nostalgie.

Lorsque nous regardons un objet matériel, qu’il s’agisse de la cathédrale Notre-Dame ou d’une vieille montre, le seul fait d’y prêter attention nous porte à nous enfoncer dans son histoire, à nous décaler, par l’imagination, de la surface de son présent. Nous percevons alors quelque chose qui l’attache encore à sa lointaine provenance, comme si son passé brillait par transparence à travers lui.

C’est ce qu’expliquait Marcel Proust : «Tout cela faisait pour moi [de l’église] quelque chose d’entièrement différent du reste de la ville : un édifice occupant un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du temps – déployant au travers des siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives d’où il sortait victorieux» [1][1] Marcel Proust, «Combray», Du côté de chez Swann, t. I, p. 160..

Ces lignes disent que, sans en avoir forcément conscience, nous regardions Notre-Dame comme la théorie de la relativité d’Einstein invite à le faire : cet édifice n’est pas une chose statique dans l’espace, mais une suite d’événements dans l’espace-temps ; il n’est pas un volume à trois dimensions, mais un hypervolume à quatre dimensions qui a commencé de prendre corps dans la profondeur du passé, et n’a jamais cessé de se translater dans le temps en suivant sa «ligne d’univers», instant après instant, tout en demeurant invariablement au même endroit. Fascinante mise en abîme : la persistance de cette grande chose immobile cache une dynamique invisible, profonde, celle de la succession ininterrompue des instants qui ont transporté sa présence depuis sa première apparition. Notre-Dame incarne en somme un volumineux morceau de notre passé projeté dans notre présent.

Prenons maintenant l’exemple plus prosaïque d’une chaise qui n’est plus présente parce qu’elle a été détruite. Devons-nous considérer qu’elle existe encore quelque part, sous la forme d’une «chaise passée qui a existé» ? Ou bien qu’elle n’existe plus du tout, nulle part ? La réponse, à l’évidence, se discute.
D’un côté, on peut soutenir que le passé est privé de tout lieu d’existence et de toute consistance réelle, au motif qu’il est incapable de se frayer une voie vers une présence observable ou palpable. Le passé serait donc irréel au motif qu’il est déconnecté du présent, conçu comme le seul lieu de la réalité. Cette thèse, justement appelée le « présentisme », considère que seuls les événements présents sont réels : ceux-ci apparaissent et disparaissent en étant remplacés par d’autres, de sorte que la réalité est toujours inédite et indécise. Il n’y aurait en somme pas d’autre réalité que l’ensemble de ce qui, présentement, a lieu : en son amont comme en son aval, le présent serait ceinturé par du néant… Dans ce cas, en disparaissant du présent, notre chaise détruite a été néantisée.

Mais d’un autre côté, on peut tout aussi bien considérer le passé comme une sorte de réalité éminente sous prétexte que sa condition de passé, achevé par définition, le met à l’abri de toute altération ultérieure. Il est l’équivalent temporel d’une forteresse imprenable : si un événement s’est réellement passé, il demeurera toujours vrai qu’il a eu lieu, même si aucune mémoire ne l’a emmagasiné, même s’il n’a laissé aucune trace perceptible, même si son advenue est par la suite contestée ou niée. Ainsi, le mal de tête que j’avais ressenti hier a beau avoir cessé aujourd’hui, il existe encore en tant qu’événement passé, mais il n’est plus… douloureux ! Selon cette conception, la chaise détruite continue d’exister et existera toujours au motif qu’elle est passée par la case présent.

Des physiciens ont proposé une lecture de la théorie de la relativité d’Einstein, dite de «l’univers-bloc», qui va dans ce sens : elle invite à considérer l’espace-temps comme une structure intégralement déployée au sein de laquelle tous les événements, qu’ils soient passés, présents ou futurs, coexisteraient. Ils y auraient exactement la même réalité, de la même manière que les différentes villes de France coexistent en même temps dans l’espace, tout en étant situées en des lieux différents : tandis que je suis à Saclay, Grenoble et Bordeaux existent tout autant, la seule différence entre ces trois villes étant que Saclay accueille ma présence, alors que ce n’est le cas ni de Grenoble ni de Bordeaux, du moins au moment où j’écris ces lignes. L’espace-temps contiendrait en somme l’intégralité de l’histoire de la réalité, chaque événement passé, présent ou futur y occupant, depuis toujours et pour toujours, une place bien déterminée. Le passé existerait donc encore, tout comme le futur existe déjà, mais ailleurs que là où nous sommes présents.

Ainsi, qu’on joue avec le langage ou la physique, on parvient à dire du passé à la fois qu’il s’est littéralement néantisé et qu’il est définitivement immortel. n

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