Ouverture

POINT DE VUE


Vers une science interdisciplinaire,
réflexive et collaborative


Par le Pr. Étienne Anheim

Étienne Anheim est médiéviste, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et vice-président de la Fondation des sciences du patrimoine

Etienne Anheim

L’écrivain Paul Valéry affirmait que «l’histoire est la science des choses qui ne se répètent pas », faisant écho au sociologue Max Weber, qui voyait dans l’étude des singularités la spécificité des sciences sociales. Ces conceptions héritées de la fin du XIXe siècle ont souvent conduit à l’opposition entre ces disciplines et les sciences de la nature, qui reposeraient au contraire sur des régularités, d’ordre physique, chimique ou biologique. Pourtant, à la même époque, on a vu se dessiner les premières tentatives d’application des sciences de la nature à la connaissance du passé, en archéologie, en histoire de l’art ou en restauration et conservation. C’est ainsi qu’en 1888 a été fondé le Laboratoire chimique des musées royaux de Berlin, devenu le Rathgen-Forschunglabor, destiné à l’étude physico-chimique et archéométrique des objets du passé. Ces collaborations ont donné naissance à une vigoureuse tradition interdisciplinaire, qui s’est encore intensifiée depuis le début du XXIe siècle. En effet, alors qu’une bonne partie du recours aux sciences de laboratoire a consisté, pendant longtemps, à l’accumulation d’informations ponctuelles (datation, identification des matériaux, des formes de dégradation etc.), la recherche scientifique s’est orientée depuis plusieurs années dans de nouvelles directions.

Il ne s’agit plus seulement d’une démarche positiviste sur la base du questionnaire propre de l’histoire ou de l’archéologie, mais d’une réflexion beaucoup plus englobante sur la coopération interdisciplinaire. De nouveaux chantiers ont été ouverts, permettant aux diverses disciplines de poser des problèmes faisant avancer la recherche dans chaque domaine du savoir, depuis l’histoire, l’histoire de l’art et l’archéologie jusqu’à la physique fondamentale, en passant par la modélisation informatique ou les développements instrumentaux. Les travaux cherchent désormais à reconstituer les processus de production et de consommation, la « vie sociale » des objets, à réfléchir sur les principes de leur altération et de leur restauration – en somme à construire une nouvelle science, aux frontières du passé et du présent, mais aussi aux frontières des disciplines. Dans cette perspective, la nature, dont les régularités seraient l’objet des sciences expérimentales, et la culture, dont les singularités appartiendraient en propre aux sciences historiques, ne sont plus antagonistes.

Comme l’anthropologue Philippe Descola l’a montré, le partage entre nature et culture est lui-même historique, et inconnu d’une grande partie des sociétés à travers l’espace et le temps. En mettant le laboratoire au service de l’histoire, nous nous apercevons que cette opposition entre nature et culture, entre science et histoire, est souvent un obstacle à la connaissance. Il est aujourd’hui possible d’étudier avec les mêmes outils, venus des sciences de l’homme ou de celle de la nature, des matériaux anciens façonnés par les hommes, mais aussi des sols ou des « écofacts », et de contribuer à un savoir commun, par sa méthodologie et son épistémologie comme par ses objets, qu’il s’agisse d’œuvres d’art ou de paléoenvironnements révélateurs de l’évolution climatique. Ainsi, les sciences historiques ont opéré leur « tournant matériel », en considérant que tous les matériaux venus du passé sont des documents, au sens fort du terme, en même temps que les sciences de la nature sont parvenues à un « tournant historique », se posant la question de l’étude d’objets qui n’ont pas la pureté et la simplicité des matériaux abstraits de la physico-chimie classique, mais sont soumis à la flèche du temps. Dans cet échange fécond est en jeu bien davantage que des développements scientifiques locaux : il s’agit, aujourd’hui, d’un des laboratoires où s’invente le nouveau visage de la science du XXIe siècle, une science interdisciplinaire, réflexive et collaborative.n

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