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IDEES & DEBATS - REGARDS CROISES

Penser les futurs grâce à la SF


La science-fiction est un art. Sans limites, les ambiances et alternatives qu’elle met en scène interrogent nos sociétés, nos interactions avec la technique, notre humanité. Vecteur de réflexions, elle offre à dessiner les contours des futurs possibles. Echange entre Roland Lehoucq, astrophysicien au CEA et Sylvie Lainé, professeur à l’université Jean Moulin Lyon 3 et autrice de science-fiction.

Publié le 18 février 2022

Comment décrire ce qu’est la science-fiction ?

Roland Lehoucq : Il y a tellement de sous-genres dans la science-fiction (SF) qu’il est difficile de la définir. Celle que j’aime revêt des aspects d’anticipation politique et sociale, celle qui à partir d’une trame scientifique parvient à en tirer des conséquences civilisationnelles qui donnent à réfléchir sur l’interaction entre les sciences, les techniques et les groupes humains.

Sylvie Lainé : Ce que raconte la SF, c’est que le moindre changement dans une technologie, dans un environnement ou dans notre biologie transforme immédiatement les relations interpersonnelles et la société. Ce qui nous pousse à réfléchir autrement à l’éthique et aux valeurs. Elle permet également de relativiser ce qui pourrait être perçu comme irréversible. Personnellement, si elle n’existait pas, j’aurais été beaucoup plus fataliste, avec l’impression que nous sommes enfermés dans un futur inévitable. En mettant en scène plein de trajectoires différentes, la SF donne envie d’agir.

Roland Lehoucq : Oui ! La SF nous sort du There is no alternative car elle montre qu’il y a plein d’alternatives. Cela signifie qu’il n’y a pas d’un côté l’apocalypse, de l’autre le paradis. La SF n’est pas binaire, elle construit un répertoire des possibles très inspirant. C’est un terreau de réflexion comme le dit Sylvie. Certains disent également que la SF est une expérience de pensée sociale. Car on ne peut pas faire d’expérience sociale pratique, comme par exemple enfermer dix personnes dans une boîte ! La boîte devient alors ce vaisseau spatial qui parviendra à destination dans 200 ans. Comment s’organise la communauté à bord ? La SF permet d’aborder différentes problématiques, qu’elles soient pratiques ou psychologiques.

Quelle est la relation de la SF à la science ?

Roland Lehoucq : Elle repose sur la science en ce qu’elle est une anticipation rationnelle. Le contexte qu’elle narre est logique et matériel et place des humains dans des situations qui ne pourraient pas se produire sans un objet technique, certes parfois imaginaire. Cet objet peut outrepasser l’état de l’art de la science mais le propos de la SF, qui est avant tout un art, n’est pas de la faire progresser. Justement, elle puise dans le réservoir d’idées farfelues ou expérimentales, de prototypes, de trucs où les idées grouillent ! Par exemple, la SF actuelle ne met plus en scène de Sélénites car on sait aujourd’hui qu’il n’y a pas d’êtres vivants sur la Lune. Elle « éjecte » ce qui est compris pour ne garder que les choses scientifiques pas claires, un peu mystérieuses, vectrices d’imaginaire.

Sylvie Lainé : Tout comme Roland, je ne suis pas sûre que la SF contribue beaucoup aux avancées scientifiques. En revanche, les auteurs de SF, scientifiques on non, ont en commun d’aimer la science. Lorsque l’on suit une carrière scientifique, on est très contraints par des processus de publication, de recherche de financements, etc. Et la meilleure manière que je connaisse de garder du plaisir avec la science, c’est de lire ou d’écrire de la SF. Car on dispose d’un terrain de jeu illimité, où la hardiesse des hypothèses que l’on peut tester n’est limitée que par notre imagination. Mais une fois lancées, on doit jouer sérieusement avec elles. C’est aussi ce qu’attend le lecteur, que l’auteur prenne son jeu très au sérieux. Qu’il y mette toute son intelligence, sa passion, son émotion et aussi sa rigueur, sans quoi son récit n’est pas crédible et il ne pourra susciter une immersion dans l’imaginaire, ce lâcher-prise dans les possibles.

La SF est-elle porteuse d’espoir ?

Roland Lehoucq : A mon sens, il n’y a pas vraiment de SF joyeuse. La vision du futur y est toujours un peu sombre et pessimiste, et c’est sans doute plus intéressant de créer des histoires de type apocalypse ou post-apocalyptique. Mais, après tout, l’apocalypse est la promesse d’un futur différent. Tout a été détruit alors cela laisse l’espoir d’un nouveau départ. On efface tout et on recommence ! Dans le cas du post-apocalyptique, il s’agit de faire du passé table-rase ce qui laisse également la possibilité de construire un futur différent.

Sylvie Lainé : Par ailleurs, le fait de pouvoir avoir des trajectoires de vie et des histoires personnelles positives, dans des univers plus sombres que le nôtre, est en soi un message d’espoir. Et ce n’est pas parce que notre confort se dégraderait qu’on ne pourrait pas vivre des expériences intéressantes, au contraire ! C’est plutôt réjouissant d’avoir des visions qui vont à contre-courant des messages récurrents selon lesquels la réduction de notre consommation énergétique et consommation en général serait une calamité. La SF est aussi une manière de dire que l’on peut vivre des choses enrichissantes sans détruire notre environnement. Tout comme elle est capable de beaucoup d’humour, avec un regard très décalé sur les absurdités de notre monde qu’elle peut même réussir à rendre réjouissantes. C’est peut-être une joie perverse mais cela fait partie de celles que j’éprouve quelque fois !

Peut-elle constituer un cadre tangible, bien qu’imaginaire, pour s’approprier et se projeter dans de grands enjeux ?

Roland Lehoucq : Oui, la SF permet de se projeter dans des futurs possibles. Prenons l’exemple des scénarios du rapport de RTE sur les futurs mix énergétiques à l’horizon 2050. Ces scénarios n’ont pas vocation à se produire mais permettent d’éduquer la réflexion. Ils sont réalisés par des ingénieurs, de manière globale, technique et argumentée. Mais comment les partager au grand public ? Ce qui est intéressant c’est que la SF permet de créer une histoire en mettant en scène dans ce cadre de projections, non pas un réseau électrique, mais des humains. Et l’on peut ainsi s’identifier, à l’échelle individuelle de l’ethos et du pathos : par exemple, qu’est-ce qu’un mix énergétique à 100% d’énergies renouvelables change à mon quotidien, comment évolue ma vie dans ce contexte, etc. ? C’est dans cette démarche que nous avons réalisé un ouvrage collectif, Nos futurs. Nous avons convié des experts (en sciences naturelles ou sciences humaines) et des auteurs de SF autour des objectifs de développement durable de l’ONU. Sylvie a fait partie de l’aventure sur la question de la place des femmes dans la gestion du monde.

Sylvie Lainé : Oui, j’ai adoré cette expérience de collaboration sur une thématique imposée. Je travaille actuellement sur une nouvelle commandée par la revue Futura autour de la thérapie génique. J’y pose la question de l’acceptabilité et de la crédibilité du discours scientifique, un peu comme ce qu’interroge le film Don’t look up : déni cosmique ! Concrètement, et c’est une question d’actualité : en quels termes un médecin doit-il s’exprimer pour convaincre ses patients les plus réticents et les plus inquiets ? Est-ce que le discours scientifique est toujours acceptable, pour tout le monde, et en toutes circonstances ? Peut-être que ce discours fait peur, qu’il est entendu comme une fatalité car indiscutable. Justement, la SF nous réconcilie avec la science en ce qu’elle nous dit que nous avons le droit d’en discuter, de poser des questions impertinentes. La science n’est pas une parole sacrée mais interrogeable, et cela fait partie de sa définition.

Roland Lehoucq : Pour en revenir au film que tu cites, il a été visionné 150 millions de fois dès la deuxième semaine de sa sortie fin décembre 2021, dépassant largement le cadre des gens qui discutent du réchauffement climatique. Cela montre la force de frappe de l’imaginaire, du cinéma et de la SF, en ce qu’ils créent des images mentales, alliant la raison et l’émotion.


Un article extrait des Défis du CEA n°247 de janvier / février 2022.

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