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IDEES & DEBATS - REGARDS CROISES

Retour vers le futur des extrêmes climatiques


Emmanuel Garnier, historien du climat, et Pascal Yiou, climatologue, partagent leurs expertises, regards et points de vue sur les événements climatiques extrêmes.



Publié le 25 août 2021
  • Emmanuel Garnier est directeur de recherche CNRS, historien du climat et des risques au Laboratoire Chrono-Environnement (LCE, CNRS/Université de Bourgogne Franche-Comté).

  • Pascal Yiou est directeur de recherche CEA au Laboratoire des Sciences du Climat et de l'Environnement (LSCE, CEA/CNRS/UVSQ).

Comment définiriez-vous les extrêmes climatiques ?

Pascal Yiou : Quel que soit le type d’événements extrêmes, il y a trois façons de les définir . La première est mathématique ou statistique : un extrême, c’est quand on est au-delà d’un certain seuil fixé à l’avance, ou bien c’est juste la valeur annuelle la plus forte. Cette approche mathématique permet de faire des calculs de façon objective mais les extrêmes définis ainsi ne sont pas toujours importants physiquement. Le maximum annuel peut en effet être un extrême peu intense. 

La deuxième définition est plus physique et va consister à donner un nom à l’événement extrême. On va parler de canicule par exemple, quand la température dépasse un certain seuil pendant une certaine durée. Cette définition physique demande cependant de caractériser l’événement, c’est-à-dire de définir quelles variables (grandeurs, temporalité, échelle spatiale, ...) étudier et comment les mesurer. 

La troisième définition, qui est plus proche de celle qu’utilise Emmanuel Garnier, est liée aux impacts qu’ont ces événements sur la société et les écosystèmes. Ce sont ces extrêmes dont on parle essentiellement, par exemple les gros incendies qui ont eu lieu en juillet dernier dans l’Ouest américain, parce qu’ils impactent fortement les populations. A contrario, il y a eu des orages au Groenland au même moment qui étaient exceptionnels, mais comme (presque) personne n’y vit, leur caractère inédit n’avait d’intérêt que pour le climatologue. Tout l’enjeu des sciences du climat, c’est d’arriver à combiner ces trois approches.

Emmanuel Garnier : Faute de disposer de données instrumentales aussi rigoureuses que celles qu’utilisent Pascal Yiou et ses collègues climatologues, nous, historiens, donnons une définition relative de l’extrême climatique, qui est : tout ce qui est fortement éloigné des moyennes. Il est en effet impossible, jusqu’au milieu du 19e siècle, voire au-delà, de définir mathématiquement un extrême. En pratique, l’extrême est un évènement qui s’est produit et qui relève de l’anormalité, notamment par les impacts qu’il cause aux sociétés. On va donc introduire ici la notion de risque et de vulnérabilité à cet aléa extrême.

Pourriez-vous nous en dire plus sur la façon dont vous analysez, l’un et l’autre, ces extrêmes ?

Pascal Yiou : Dans les années 2000, je me suis intéressé aux événements extrêmes du passé. Avec Emmanuel, nous avons travaillé sur les vagues de chaleur extrêmes d’autrefois afin de voir en quoi la vague de chaleur de 2003 était exceptionnelle au regard de données historiques établies sur plusieurs siècles. Le caractère qualitatif de l’approche historique est important et précieux, mais aujourd’hui j’ai changé de terrain de jeu avec une approche globale et quantitative. Je m’intéresse ainsi aux événements extrêmes contemporains et à leur genèse d’un point de vue physique. 

Mon travail consiste désormais à analyser en quoi des événements extrêmes, très localisés, sont liés à des mécanismes à grande échelle. Cela passe par des considérations physiques et météorologiques. Par exemple, là où je travaille, dans le sud-ouest de l’Ile-de-France, des rues ont été transformées en torrents, fin juin 2021, alors qu’à Paris, non loin de là, il ne s’est pas passé grand-chose. Pourquoi ? Comment relier ce qui s’est passé dans le sud-ouest de l’Ile-de-France à des structures à plus grande échelle ?

Emmanuel Garnier : En pratique, le travail de l’historien consiste à enregistrer la « signature sociale » de l’extrême. Comment ? En analysant et en compilant une grande variété d’archives. Elles peuvent être administratives, religieuses, provenir de compagnies commerciales ou même picturales. Par exemple, quand l’extrême provoquait, au 14e, 15e ou 16e siècle, un fort impact sur la société, un document administratif était alors élaboré, décrivant de façon sobre et factuelle l’événement ainsi que ses dommages humains et matériels. Pour certains extrêmes tels que les inondations, on a quelques données instrumentales, avec des descriptions de la hauteur des eaux. Les villes inondées se sont en effet dotées de systèmes d’alertes au cours de l’histoire, avec notamment des échelles de crue, dont certaines datent du 13e/14e siècle, qui permettaient de mesurer l’intensité et la sévérité de ces inondations. La ville de Lyon disposait même d’informateurs à Genève qui signalaient aux élus lyonnais le « départ » des glaces (ou débâcle) du Rhône sur le Léman afin qu’ils prennent les mesures de prévention nécessaires.

L’historien va ensuite réfléchir à la stratégie d'adaptation au risque climatique, faire des préconisations et proposer des solutions de réaménagements sur la base de données historiques qui ont un niveau de précision parfois impressionnante. Et notre rôle est aussi d’alerter les autorités sur les risques en termes de sécurité des infrastructures et populations.

Ces événements extrêmes sont souvent qualifiés d’hors du commun alors qu’ils ont pourtant toujours existé. Pourquoi, dans le discours actuel, revêtent-t-ils alors ce caractère inédit ?

Emmanuel Garnier : Sur la base de mes nombreuses recherches, je peux affirmer que ces événements extrêmes sont loin d’être inédits. Mais en tant qu’historien, j’observe un phénomène qui peut se décliner sur d’autres thématiques historiques et sociologiques, à savoir la perte inexorable de la mémoire. C’est un véritable paradoxe, à l’ère de la surinformation ! Cela explique probablement une tendance des médias et des responsables politique à affirmer que l’ « on n’a jamais vu ça ».


Pascal Yiou : L’autre synonyme d’événements extrêmes, c’est « événements rares ». Ainsi, on s’intéresse à des événements qui ont des probabilités assez faibles d’advenir ou de revenir. De mémoire d’humain, on a peu de chances de revoir deux fois le même événement. Ce phénomène s’est accentué avec le fait que lorsqu’il y a des inondations, les populations impactées et qui auraient pu transmettre les informations, emménagent souvent dans des lieux plus sûrs. La tempête Xynthia de 2010, sur laquelle Emmanuel a beaucoup travaillé, est un exemple typique. C’était une tempête qui n’était pas extraordinaire en termes de vitesse de vent, mais qui s’est accompagnée d’une grosse marée. La combinaison de la marée et du vent a dévasté les côtes de la Vendée et de la Charente Maritime. Il a été dit que c’était lié au changement climatique, que jamais un tel événement ne s’était produit auparavant. Mais pour les historiens, comme Emmanuel, ces événements étaient assez récurrents autrefois.

Cartographie des zones touchées par la tempête Xynthia (28 au 29/02/2010) : rafales maximales estimées sur la France lors de la tempête, à partir d'une méthode d'analyse combinant observations et champs du modèle AROME. © Meteo-France


Emmanuel Garnier : La tempête Xynthia a en effet été considérée comme totalement inédite alors qu’un événement similaire avait eu lieu en 1937. Cela s’explique également par le fait qu’à partir des années 1950-60, s’est opéré un départ massif des habitants de ces zones littorales en région parisienne ou dans de grandes villes de France pour trouver du travail. Vingt ans plus tard est arrivée une nouvelle population provenant de zones urbaines, qui s’est installée sur les littoraux en n’ayant absolument aucune connaissance des risques potentiels. Les populations parties n’ont plus eu l’opportunité de transmettre la mémoire, notamment cette terrible tempête de submersion de mars 1937, qui avait concerné tout l’arc atlantique. L’augmentation des événements extrêmes causant des dommages humains et matériels est ainsi intimement liée au processus de vulnérabilité croissante de nos territoires. En perdant la mémoire, on a oublié le principe de précaution traditionnel. Les tempêtes littorales causaient autrefois très peu de décès. Tout simplement parce que les gens vivaient en retrait du trait de côte, généralement à quelques centaines de mètres, voire 1 ou 2 kilomètres sur des sites surélevés.

Depuis quelques décennies, je tente de promouvoir la mise en place de repères de mémoire extrêmement visibles, à l’instar de ce que faisaient les sociétés anciennes.


Tempêtes majeures en France de 1980 à 2019.png

Les 30 tempêtes majeures de 1980 à juin 2019. Pourcentage de la surface nationale impactée par des vents supérieurs à 100 km/h. © Météo-France

Comment évaluez-vous l’un et l’autre la contribution du réchauffement climatique à ces événements extrêmes ?

Pascal Yiou : En tant que climatologues, nous calculons les probabilités d’occurrence des événements extrêmes dans des scénarios de mondes sans gaz à effet de serre. Ces mondes n’existant pas, nous les simulons par ordinateurs, avec des modèles climatiques et statistiques. Nous comparons ensuite ces probabilités avec les probabilités d’observation des événements extrêmes mesurés dans notre monde réel. C’est ce qu’on appelle l’attribution d’événements extrêmes. Des collègues anglais, à la suite de la canicule de 2003, ont mesuré l’augmentation de la probabilité d’événements extrêmes au cours des 50 dernières années. Nous avons refait ce calcul pour les vagues de chaleur de 2019 et de 2018, et l’on voit que ces événements ont des probabilités qui ont été multipliées par un facteur de 100 à 1 000 en une cinquantaine d'années. Cela ne veut pas dire que l'événement lui-même a été créé par le changement climatique mais que le changement climatique augmente la probabilité d’avoir des vagues de chaleur. Il s’agit ainsi de distinguer la causalité de l'événement par rapport à la probabilité de l’événement.


Vagues de chaleur observées en France

Vagues de chaleur observées en France. 1947 à 2019 : 41 épisodes identifiés. © Météo-France



Emmanuel Garnier : Je suis bien incapable en tant qu’historien d’évaluer et de faire le lien entre événements extrêmes et changement climatique global. L’historien reconstruit les séries longues et compte ces événements. Puis il essaye d’en déduire et d'en estimer une intensité relative en utilisant des échelles contemporaines qu'il compare avec le contenu de ses archives. L’approche est acceptée par les collègues qui appartiennent aux sciences exactes et donnent lieu à des publications dans des revues internationales.

Est-ce que l’on peut prédire ces événements extrêmes grâce à vos travaux ?

Emmanuel Garnier : Nous, historiens, ne sommes pas en mesure de proposer des prévisions, c’est une évidence. Cela dit, on me demande souvent d'envisager le scénario de l’improbable. Les institutions avec lesquelles je travaille apprécient les reconstructions, qui leur permettent d’élaborer leur politique de mise en sécurité des installations et infrastructures industrielles ou nucléaires. Ce scénario de l'improbable va être décrit dans toutes ses dimensions à partir d'un événement historique qui a été oublié. Avec toujours le même bémol, l'absence de mesures instrumentales, d'autant plus si l'événement est très ancien. L’historien apportera ce qu'on appelle « la chair humaine », une dimension sociale importante. On pourra mesurer l'impact sur le plan économique, sur le plan agricole, l'impact en termes de mortalité et, en tirer des retours d'expérience qui pourront être utilisés et réemployés par le décideur.


Pascal Yiou : Aujourd’hui nous ne sommes pas capables de prédire de façon précise l’arrivée d’un événement extrême, mais nous cherchons à prévoir quel est l'événement extrême le plus intense qui soit physiquement possible auquel on pourrait s'attendre à la fin du siècle, sans nous prononcer sur le fait que cet événement va se dérouler ou non. Notre travail consiste à essayer par exemple d’imaginer une vague de chaleur pire que celle de 2003, l’extrême de référence, à ce jour, des canicules en France et de voir quelles en seraient ses caractéristiques météorologiques. 


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Évolution du nombre de jours de vagues de chaleur en France selon le scénario RCP8.5 et les modèles Aladin de Météo-France en haut et WRF de l'IPSL en bas. L'ensemble des données et cartes est disponible sur le site DRIAS. © Météo-France


Pour cela, on utilise des observations de 2003 et on en analyse les ingrédients. On les recombine ensuite pour donner naissance à quelque chose d’encore pire. Pour ce faire, on utilise des modèles climatiques , que l’on va un peu triturer pour observer de manière cohérente ce que l’on peut qualifier de « monstre » ou d'événement sans précédent, mais physiquement plausible et que l’on pourrait voir à l'heure actuelle. On va déterminer aussi en quoi le changement climatique peut affecter ces ingrédients qui composent le monstre. D’après les projections climatiques en France pour la fin du 21è siècle, une vague de chaleur comme celle de 2003 pourrait presque être un été frais, par rapport à une norme qui irait en se réchauffant. On pourrait aussi avoir de la chance et échapper au monstre, mais il faut être préparé au fait que le monstre peut arriver.

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