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Interview | Impact du changement climatique

Philippe Ciais - Les forêts pourront-elles digérer le CO2 atmosphérique en excès ?

Le phosphore est indispensable à la croissance des plantes. Sans lui, les rendements agricoles sont menacés tout comme la capacité de la végétation à absorber le dioxyde de carbone (CO2) atmosphérique. La compréhension de son cycle biogéochimique et sa disponibilité dans les sols sont autant d’enjeux stratégiques au cœur du projet ERC de Philippe Ciais et de trois autres chercheurs européens.

Vous êtes un expert des questions liées au changement climatique et plus précisément de ses interactions avec le cycle du carbone…

En effet, j’avais coordonné la phase préparatoire du réseau ICOS créé en 2008 pour effectuer un suivi précis et sur le long terme (plus de vingt ans) des flux de carbone en Europe et alentours. Aujourd’hui, je suis très investi dans l’institut Convergence Cland dont j’assure la coordination. Avec deux cents chercheurs de douze équipes de l’Université Paris-Saclay, nous évaluerons un large éventail de solutions liées à la gestion des terres et aux écosystèmes cultivés, pour les transitions écologiques et énergétiques du 21e siècle. 


Cet enjeu est précisément au cœur de votre projet ERC Imbalance-P. Au préalable, quelle est la  particularité des bourses ERC Synergy ?
Les bourses ERC sont attribuées individuellement à des chercheurs. Mais en 2013, l’European Research Council a décidé de promouvoir des projets plus gros, réunissant quatre chercheurs sur des sujets interdisciplinaires pour essayer de résoudre des problèmes scientifiques complexes sur le modèle des grands programmes américains et asiatiques. Dotées de 15 millions d’euros sur six ans, les bourses ERC Synergy sont ainsi très sélectives, avec un taux de réussite de l’ordre de 0,5%. 

Sur notre projet Imbalance-P, je suis associé à l’espagnol Josep Peñuelas Reixach, spécialiste de l’écologie végétale ; au belge Ivan Janssens qui s’intéresse à la biogéochimie des forêts ; et à l’autrichien Michael Obersteiner, économiste. 


Il n'y a pas de carbone absorbé sans phosphore ni sans azote. Or, ce rapport est en déséquilibre du fait des activités humaines.
Le cœur du projet Imbalance-P est consacré au phosphore. En quoi cet élément chimique intéresse-t-il un climatologue ?
Le phosphore est indispensable à la vie, et à la croissance végétale, animale et humaine. Sans lui, les plantes ne peuvent pas absorber le dioxyde de carbone (CO2), et ainsi jouer leur rôle de puits de carbone. Or, depuis un siècle, la végétation est confrontée à l’augmentation des concentrations atmosphériques en CO2 du fait des activités de l’Homme en général, tandis que le phosphore n’est disponible qu’en quantité limitée dans le sol.

Dans le projet Imbalance-P, nous cherchons à comprendre les mécanismes d’assimilation du phosphore par les plantes, tout comme nous nous interrogeons sur sa disponibilité dans les sols. L’une des questions, à terme, est de savoir comment les forêts tropicales qui poussent sur des sols pauvres en phosphore pourront « digérer », et en quelle quantité, le CO2 atmosphérique en excès. Pour cela, nous devons notamment intégrer son cycle biogéochimique dans les modèles climatiques, ce qui n’a jamais été fait.


Quelles sont les difficultés scientifiques de votre projet ?
Le nœud du problème est le déséquilibre du rapport « stœchiométrique », c’est-à-dire de la relation phosphore-carbone-azote, par les activités humaines. Ce déséquilibre est sans précédent dans l’histoire. Et ses conséquences sur les métabolismes des végétaux, la biodiversité, le climat et les grands cycles biogéochimiques sont largement inexplorées. 
 
Imbalance-P comprend plusieurs enjeux dont celui de mieux connaître ces processus géochimiques complexes. Depuis deux ans, nous menons une campagne expérimentale dans la forêt tropicale de Guyane  pour y ajouter du phosphore et de l’azote, à différents dosages dans différentes parcelles qui en sont pauvres. Pour savoir si la forêt pousse plus vite, nous devons prendre en compte plusieurs facteurs : la présence dans le sol de microbes qui se nourrissent de phosphore et sont en compétition avec les plantes ; la production d’enzymes par les plantes qui accélèrent la décomposition du phosphore de la matière organique ;  la sorption du phosphore sur les oxydes de fer et d’aluminium du sol ; la capacité des racines, avec les mycorhizes (champignons), à l’extraire du sol… Nous menons également des campagnes dans les forêts tempérées et dans un site plus froid en Islande. 

Le deuxième volet du projet est lié aux relations azote-phosphore car les enzymes produites par les plantes pour accéder au phosphore de la matière organique sont riches en azote. La végétation doit pouvoir fixer l’azote de l’atmosphère ou absorber l’azote minéral issu de la décomposition des microbes. En gros il n’y a pas de carbone absorbé sans phosphore ni sans azote. Et l’on retrouve ce fameux rapport stœchiométrique, qui est en déséquilibre.


Les enjeux d’Imbalance-P ont également une dimension « Sciences humaines et sociales »…

En effet, la question de la disponibilité du phosphore se pose à la fois pour les écosystèmes naturels et pour la production agricole qui a besoin d'engrais phosphatés. Il y a certes des gisements miniers à forte concentration en phosphore pour produire ces engrais, de l'ordre de 70% des ressources connues au Maroc, en Tunisie et en Mauritanie. Mais, il y a très peu de pays producteurs contre beaucoup de consommateurs : l'Europe, l'Amérique du Sud, l'Afrique sub-saharienne et l'Australie doivent ainsi en importer pour maintenir leurs rendements agricoles.

Plusieurs questions se posent à nous comme la gouvernance planétaire du phosphore à mettre en place (alors qu'il y a déjà eu des tensions géopolitiques comme lorsque la Chine avait décidé d'interdire ses exportations de phosphore) ou les scénarios d'usage des terres à prendre en compte, étant données les relations entre ressources, prix des engrais et intensification de la production.


Quelle gouvernance planétaire du phosphore mettre en place, alors qu'il y a déjà eu des tensions agricoles et géopolitiques. Quels scénarios d'usage des terres prendre en compte ?
Avez-vous de premiers résultats depuis le début du projet en 2015 ?

En deux ans, nous avons publié une cinquantaine d’articles dont, récemment, la description de l’un des tous premiers modèles globaux du fonctionnement de la végétation intégrant le cycle du phosphore et de l’azote, et représentant les interactions entre végétation naturelle, agriculture et climat.


Que diriez-vous aux chercheurs tentés par l’aventure ERC ?

Tous les gagnants ont tenté leur chance !


Philippe Ciais, directeur de recherche du CEA au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE)
1994 : Entrée au CEA (LSCE), après un post-doctorat à NOAA-CMDL. Boulder. Colorado (USA)
2013-2014 : Coordinateur du chapitre 6 « Le cycle du carbone et les autres cycles biogéochimiques » du 5e rapport du Giec
2014 : Co-lauréat d’une bourse ERC Synergy  (projet Imbalance-P)
2016 : Médaille Copernicus  
2017 : Médaille d’argent du CNRS


Extrait de "Les Défis du CEA n° 217" (mai 2017)

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LSCE
Centre : Paris-Saclay
Expertise : Changement atmosphérique