Notre cerveau est le siège de la conscience du soi et du monde. Il orchestre des myriades d'informations corporelles et régit le flot de nos pensées en conséquence. Dans le flux incessant de la vie, comment le cerveau parvient-il à stabiliser notre rapport au temps et à donner naissance à ce sentiment si intime qu'est le "temps qui passe"? Une hypothèse fondatrice de la cognition est que le flux continu d'informations est segmenté par le cerveau en événements discrets et manipulables, de sorte que notre cerveau attribue au temps de la physique des propriétés abstraites (dîtes représentations mentales) que sont la durée (mesure d'un intervalle de temps) et la vitesse (taux de changements par unité de temps).
La perception du temps pendant la pandémie de Covid-19
Le temps psychologique est influencé par de multiples facteurs tels que l'éveil, l'émotion, l'attention, l'ennui ou même la mémoire. Le lien causal entre ces facteurs et le ressenti conscient du temps n'est typiquement pas (ou peu) accessible à l'individu. Par exemple, la charge mentale est négativement corrélée à la perception de la durée : plus on est engagé dans une tâche prenante, moins l'on prête attention au temps et plus ce temps s'efface de notre mémoire (au profit de l'information traitée lors de la tâche). Si cette observation en laboratoire est bien documentée, on ne sait toujours pas si de tels effets cognitifs sur la perception du temps se reproduisent dans la vie réelle. Cette première étude exploite un ensemble de données recueillies en ligne pendant la pandémie de Covid-19, où les participants ont effectué une tâche de mémoire de travail dans laquelle leur charge cognitive a été manipulée de manière paramétrique (voir actu Joliot). L'idée était de tester si la quantité d'informations stockées en mémoire de travail affectait la durée et la vitesse du passage du temps perçues selon que le participant orientait son attention au temps (temps prospectif) ou non (temps rétrospectif). Les résultats montrent que la durée et la vitesse sont affectées de manière différentielle par l'isolement social. L'ensemble de ces observations amène les auteurs à discuter de l'influence de la charge cognitive sur les différentes expériences du temps.
Le temps expérientiel ou comment appréhender la durée ressentie et la vitesse du temps ?
Dans une seconde publication, les auteurs ont questionné le lien entre la phénoménologie de la durée et de la vitesse. Pour ce faire, ils ont étudié comment la densité des événements affectait ces deux expériences temporelles dans un contexte somme toute typique de notre vie quotidienne : l'attente de la venue d'un train…mais en réalité virtuelle ! Les participants attendaient sur un quai de gare pendant quelques secondes pendant lesquelles un nombre différent d'événements pouvaient survenir (voir ci-dessous les 2 vidéos associées à cette étude). À la fin de la séquence, les participants devaient classer la vidéo comme courte ou longue (tâche de durée) ou comme rapide ou lente (tâche de vitesse du passage du temps). Les chercheurs ont constaté qu'un grand nombre d'événements allongeait la durée subjective et accélérait le passage du temps ressenti. En particulier, la durée et la densité des événements affectait l'estimation de la durée, alors que le taux de changement affectait la vitesse du passage du temps ressentie. De manière surprenante, les participants étaient aussi plus rapides dans leurs estimations de vitesse que dans leurs estimations de durée : la perception de la durée dériverait-elle de la vitesse, et non l'inverse ? Dans l'ensemble, ces résultats suggèrent que des mécanismes neuronaux distincts sous-tendent ces deux expériences phénoménologiques du temps.
Voir les 2 vidéos associées à l'article de M Lamprou-Kokolaki :
- https://youtu.be/f5HGAv1-Fdc
- https://youtu.be/d1V7qc5C--o
Les bouffées d'ondes cérébrales dites « alpha » indiqueraient le temps épisodique
Dans cette troisième étude, les auteurs explorent la question de la durée dans un contexte expérimental et à une échelle temporelle pertinents à la vie courante. L'approche expérimentale, minimaliste, explore les rythmes cérébraux dits "alpha" (~7-14 Hz) qui sont des marqueurs de l'état de conscience chez l'humain. L'hypothèse selon laquelle ces rythmes pourraient incarner l'horloge interne qui régit notre conscience du temps remonte à plus d'un siècle, sans preuves tangibles jusqu'à cette étude. En effet, le postulat initial était incompatible avec la nature non stationnaire de ces rythmes cérébraux, qui se caractérisent par des bouffées d'activité intermittentes ou oscillatoires irrégulières au cours du temps. Sur la base d'enregistrements non invasifs par magnétoencéphalographie, les auteurs montrent que les bouffées d'ondes alpha, générées par le cerveau humain, peuvent suivre le passage du temps et contribuer au temps vécu. En effet, sur une période donnée, la durée relative des bouffées d'ondes alpha indique de manière fiable l'estimation rétrospective de la durée vécue par le participant. Fait remarquable, cette relation ne se vérifie que lorsque l'individu ne prête pas attention au temps et disparaît lorsqu'il y prête attention. Ces observations suggèrent que, sur une échelle de quelques minutes, l'activité cérébrale alpha marque notre expérience temporelle, offrant ainsi un nouvel éclairage sur la manière dont notre cerveau gère son temps.
Par le biais d'approches très distinctes (comportement en laboratoire, en situation de vie réelle et en neuroimagerie), l'ensemble de ces résultats converge sur le fait que la durée et le passage du temps sont deux constructions mentales régies par des opérations cognitives et des processus neuronaux partiellement distincts. La représentation du temps vécu à l'instant présent (temps) et la représentation du temps remémoré (mémoire) forgent le labyrinthe dans lequel sont imbriqués notre conscience de soi et notre positionnement temporel dans un monde en perpétuel mouvement.
Contact: Virginie van Wassenhove (virginie.van-wassenhove@cea.fr)
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