Les origines du Prix Nobel : retour aux sources
L'histoire commence au début des années 1980, avec les travaux du physicien Anthony Leggett et de son étudiant, Amir Caldeira, qui se sont intéressés à l'effet de la dissipation (les pertes d'énergie) sur un phénomène quantique fondamental :
l'effet tunnel. Les physiciens ont montré que la dissipation réduit, de manière prévisible, le taux de sortie d'une variable macroscopique hors d'un puits de potentiel. Ils ont également démontré que cette réduction permet au phénomène de rester observable, tant que la dissipation reste modérée.
Anthony Leggett et Amir Caldeira ont proposé un système idéal pour tester ces prédictions : la jonction Josephson, constituée de deux électrodes supraconductrices séparées par une fine couche d'isolant. Ce composant électrique macroscopique très simple présente plusieurs états dynamiques : un état à tension nulle, où un courant supraconducteur circule sans dissipation, et un état dissipatif, où le courant s'accompagne d'une tension finie. Le passage de l'état sans tension à l'état dissipatif s'effectue par activation thermique, et même par effet tunnel au voisinage de la température nulle.
Leurs travaux ont ouvert la voie à une expérimentation concrète : peut-on observer des effets quantiques macroscopiques dans un circuit électrique composé de milliards d'atomes ?
L'effet tunnel, qu'est-ce que c'est ? La physique quantique prédit les comportements inhabituels et difficiles à accepter par notre intuition immédiate, comme l'effet tunnel. Prenons le cas d'une bille devant franchir une bosse. En physique classique, si l'énergie communiquée à la bille est insuffisante, elle ne peut pas franchir la bosse et retombe vers son point de départ. En physique quantique, une particule (proton, électron) peut franchir la bosse, même si son énergie initiale est insuffisante : elle peut passer de l'autre côté comme par un petit tunnel. L'effet tunnel est à l'origine de la radioactivité des noyaux lourds qui émettent ainsi des particules alpha. |
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Des circuits qui se comportent comme des atomes : les travaux récompensés par le prix Nobel de Physique
Cette question a trouvé une réponse au milieu des années 1980, dans les locaux de l'Université de Berkeley, avec les chercheurs américains John Clarke et John Martinis, et le chercheur français
Michel Devoret, formé au CEA et en séjour de recherche post-doctoral à cette époque. Récompensé par le prix Nobel de Physique 2025, le trio a démontré que la physique quantique, traditionnellement réservée aux objets microscopiques (comme les atomes ou les électrons), peut aussi s'appliquer à des systèmes macroscopiques. Les chercheurs ont réalisé des expériences sur des jonctions Josephson et ont montré que leur sortie de l'état de tension nulle s'effectuait effectivement, à très basse température, au taux prévu par la théorie de l'effet tunnel quantique. Mieux encore, ils ont démontré que ces circuits possèdent des niveaux d'énergie discrets, et qu'il est possible d'induire des transitions entre ces états comme avec la lumière sur les atomes. Ces résultats ont permis de considérer ces circuits comme de véritables « atomes artificiels ».
Denis Vion, chercheur au CEA, explique que leur mérite est d'avoir réussi à porter la physique quantique à l'échelle macroscopique. En concevant un circuit suffisamment isolé de son environnement, il devient possible de lui faire adopter un comportement quantique cohérent. Ce défi technique et théorique, concrétisé entre 1984 et 1985, a jeté les bases de l'électronique quantique moderne.
Patrice Bertet, également chercheur au CEA, souligne que ces travaux ont prouvé que la mécanique quantique ne se limite pas aux systèmes microscopiques. Une jonction Josephson, bien conçue et bien protégée, peut elle aussi obéir aux lois subtiles de la physique quantique.
Le CEA, terreau de la recherche quantique
Dès son retour au CEA, Michel Devoret fonde, avec Cristian Urbina et Daniel Estève, le
groupe Quantronique, pionnier dans l'étude des circuits quantiques. Leurs travaux aboutissent à plusieurs avancées majeures :
-
des écluses et des pompes à électrons, transférant les électrons un à un (utile pour la métrologie) ;
- les contacts à un seul atome, le conducteur miniature quantique ultime, entre électrodes en métal supraconducteur
ou normal ;
- la mise en évidence de l'importance de la parité du nombre total d'électrons dans un îlot supraconducteur, même quand ce nombre est très grand (plusieurs milliards) ;
- la création de la boîte à paires de Cooper, un circuit supraconducteur dont sont issus les qubits supraconducteurs les plus utilisés actuellement.
Au début des années 2000, le groupe Quantronique met au point un premier bit quantique fonctionnel, puis, en 2010-2011, un processeur quantique à deux qubits capable d'exécuter un algorithme quantique élémentaire. Ces travaux fondateurs ont inspiré les programmes de recherche massifs lancés ensuite par IBM et Google.
Des recherches fondamentales toujours en cours au CEA
Aujourd'hui, le groupe Quantronique poursuit des recherches fondamentales sur les circuits quantiques, avec par exemple :
- la mise au point des détecteurs de photons micro-ondes uniques, une percée très utile pour de nombreuses expériences de physique quantique de précision, comme la détection des hypothétiques axions proposés pour expliquer la mystérieuse matière noire.
- la réalisation, grâce à ces détecteurs, de la résonance magnétique sur un seul spin électronique et même sur un seul spin nucléaire. Des avancées importantes pour déterminer la structure de molécules uniques, ou obtenir des bits quantiques à base de spins dont la cohérence quantique dépasse largement celle des circuits supraconducteurs.
L'aventure de la Quantronique se poursuit donc avec succès au CEA !
Crédit photo : P. Stroppa / CEA