La fission nucléaire est un processus au cours duquel un noyau atomique se scinde en deux noyaux (fragments de fission), libérant une quantité d'énergie considérable. D'abord comparée à la division d'une goutte liquide, notre compréhension a évolué pour intégrer les effets quantiques qui influencent le résultat de la fission. Malgré sa découverte il y a plus de 85 ans, l'interaction complexe entre les effets macroscopiques et microscopiques reste une question ouverte.
Comprendre la formation des fragments de fission est essentiel, non seulement pour l'énergie nucléaire et la sûreté des réacteurs, mais aussi pour les processus astrophysiques responsables de la formation des éléments dans l'univers. Cependant, les données expérimentales actuelles se concentrent principalement sur les noyaux proches de la vallée de stabilité[1], laissant un vide dans notre connaissance des isotopes exotiques et riches en neutrons, qui sont pourtant cruciaux pour la modélisation astrophysique. Pour combler cette lacune, les scientifiques s'appuient sur des prédictions théoriques pour prédire les rendements de fission pour lesquels il est impossible d'obtenir des données, soulignant ainsi la nécessité d'élargir les études expérimentales.
Des recherches récentes ont mis en évidence l'influence majeure de la structure nucléaire sur les résultats de la fission. Alors que les noyaux lourds se divisent souvent de manière asymétrique, on pensait que les noyaux plus légers se scindaient de façon symétrique, jusqu'à ce que des expériences sur des isotopes exotiques du mercure (Z = 80) déficients en neutrons révèlent une division asymétrique inattendue. Cette découverte a déclenché un nouvel élan de recherches, combinant approches expérimentales et théoriques.
Pour approfondir ces observations, des chercheurs du CEA-DAM en collaboration avec le CEA-IRFU et le CEA-IRESNE ont exploré la fission de 100 systèmes exotiques très déficients en neutrons à l'aide de faisceaux à des énergies relativistes au sein de l'accélérateur GSI en Allemagne. En mesurant avec précision la distribution de charge des fragments de fission, les scientifiques du CEA apportent un éclairage inédit sur les effets des couches nucléaires et les forces fondamentales qui régissent la fission. Les résultats fournissent les premières distributions de charge pour une large gamme de systèmes exotiques, allant de l'iridium déficient en neutrons jusqu'aux isotopes du thorium. En provoquant la fission de ces systèmes rares, les chercheurs ont mis en évidence une nouvelle forme de division asymétrique, cette fois-ci dominée par le fragment léger, contrairement aux actinides où l'asymétrie est dictée par le fragment lourd.
Grâce à cette approche expérimentale innovante, les nouvelles données, publiées dans la revue Nature, révèlent qu'un grand nombre de fragments produits étaient des atomes de krypton (Z = 36), un élément chimique très rare, présent sous la forme de gaz dans l'atmosphère Terrestre, révélant ainsi un effet stabilisateur de couche nucléaire à 36 protons (Z = 36). Cela marque l'identification d'un nouvel "îlot" de fission asymétrique (voir figure), élargissant notre compréhension des effets de la structure nucléaire sur la fission. Au-delà de la cartographie des différents modes de fission, ces découvertes affinent notre connaissance des processus de fission aussi bien terrestres que cosmiques et posent de nouvelles références pour les modèles théoriques, améliorant leur capacité à prédire la distribution des fragments de fission dans des environnements extrêmes riches en neutrons, un enjeu clé pour l'énergie nucléaire et l'astrophysique.

Figure : Carte de l'évolution de la fission asymétrique. Les bars verticales mettent en évidence deux « îles » de fission asymétrique dans la table des nucléides. Celle en haut à droite correspond à la fission asymétrique bien connue des actinides, c'est-à-dire des éléments lourds dont les numéros atomiques vont de Z = 89 à 103, stabilisée par le fragment lourd (isotopes du xénon, Z = 54). Celle en bas à gauche montre la fission asymétrique récemment découverte d'isotopes plus légers, dans la région autour du mercure (Z = 80), stabilisée par le fragment léger (isotopes du krypton, Z = 36). Les carrés noirs indiquent la vallée des noyaux stables.
[1] La vallée de stabilité désigne, en physique nucléaire, l'endroit où se situent les isotopes stables, quand on porte en abscisse le numéro atomique et en ordonnée le nombre de neutrons de chaque isotope (carte des nucléides - les deux axes sont parfois inversés sur certaines représentations).